Il en est de certains ouvrages, comme de certaines amitiés, ou de certains professeurs, par exemple, qu’ils vous révèlent à vous-même, tel(le) que vous êtes, sans avoir vraiment compris, à ce jour, qui vous étiez. Pour ce qui me concerne, c’est le cas de l’ouvrage de Pierre Nora, Une étrange obstination. Après Jeunesse paru en 2021, Pierre Nora poursuit le récit de son existence dans cet ouvrage foisonnant, riche parfois drôle même, toujours éclairant. Le jeune frère du haut fonctionnaire Simon Nora, engagé, lui, très tôt dans la Résistance livre ses rencontres – et quelles rencontres ! – dans le monde de l’édition et chez les grands intellectuels français. Simon Nora avait été très vite plongé, dès 1940, dans les groupements de formations des élites en France. Paradoxe, plutôt amusant, quand on y songe, Simon Nora jeune juif parisien, s’était retrouvé dès 1940 au château d’Uriage, près de Grenoble dans l’élite du nouveau pétainisme, une école des cadres sous la direction de Dunoyer de Ségonzac. Entre patriotisme et anti-germanisme, avec leur chef, ces jeunes maréchalistes avaient plongé dans la résistance dès 1942. Parmi eux, entre autres, Hubert Beuve-Méry, futur directeur du Monde. Simon Nora, devenu haut fonctionnaire après 45 devint l’un des proches de Pierre Mendès-France, jusqu’à finir sa carrière comme directeur de l’ENA, un destin de formation des élites françaises. C’est un destin comparable qui atteint son jeune frère Pierre. Malgré des airs de ne pas y toucher et sans avoir traversé l’Ecole Normale Supérieure, Nora réussit l’agrégation d’Histoire, enseigne en Algérie alors française : il en tire un premier ouvrage, Les Français d’Algérie (1961) , qui lui vaut quelques inimitiés mais l’attention de la communauté des historiens français, puis une première carrière éditoriale chez Julliard.
La rencontre avec Gaston Gallimard, le fondateur de la dynastie éditoriale, est déterminante. La maison d’édition prestigieuse a, comme on dit, des « trous dans la raquette », en particulier en ce qui concerne les Sciences Humaines. Pour la littérature, c’était Gide et la NRF, mais il faut quelqu’un pour suivre les Sciences Humaines, puisque Bernard Groethuysen n’est plus là, décédé quelques années auparavant au Luxembourg. Groethuysen, le philosophe marxiste dont Malraux disait qu’il était l’homme le plus intelligent qu’il eût connu. Nora sera donc un lointain successeur de « Groet » et entre dans la magie Gallimard avec les trois générations, Gaston, Claude et Antoine.
La chance de Pierre Nora est d’avoir présidé, chez Gallimard, à l’explosion des Sciences Humaines, à la fois des années 60 et dans es années 70 et suivantes. Sur le modèle de la « Bibliothèque des Idées », il fonde la « Bibliothèque des Sciences Humaines », qui accueille en 1966 Les mots et les choses de Michel Foucault, Les problèmes de linguistique générale d’Emile Benveniste, Masse et Puissance d’Elias Canetti, prix Nobel, Les étapes de la pensée sociologique de Raymond Aron ainsi que La logique du vivant de François Jacob, autre prix Nobel, rien que ça! Pour ceux qui, comme moi, ont eu la chance de vivre la Révolution des Sciences Humaines, ce moment miraculeux chez Gallimard (comme au Seuil ou à Minuit) est une révélation sur une nouvelle manière de lire le monde. Oui, en vérité, après la période marxiste ou sartrienne, nous chaussions de nouvelles lunettes. Les plaques tectoniques de la pensée commençaient à bouger, pour ouvrir sur un monde nouveau qui s’ouvrait. Et ici Nora met en perspective, plus qu’il ne révèle, les métamorphoses d’une génération que Mai 68 avait éveillée à la curiosité. On ne dira jamais assez l’impact intellectuel que ceci avait sur les campus français, européens ou américains. Les intellectuels français étaient alors des stars, dont les thèses étaient débattues de colloque en colloque, puis, plus tard, sur le net. Et Nora était, avec ses amis intellectuels, au coeur de cette révolution. Deuxième chance, après quelques années d’enseignement à Sciences Po, il fut élu à une direction d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. C’était alors un des lieux de liberté de la pensée et d’innovation les plus prisés et les plus hauts du pays. Nora raconte ce mouvement de de la pensée, avec ses grandeurs et ses compétitions, en même temps qu’il narre les coulisses de l’affaire, Michel Foucault, intellectuel possessif et jaloux, voire Jean-Pierre Vernant en maillot de bains. C’est surtout son récit du monde des historiens qui fait la richesse du propos. Ces années ont été celles du temps de l’Histoire, du débat entre Histoire et mémoire, des Lieux de mémoire qu’il dirige, et surtout de l’historiographie, c’est-à-dire du retournement de l’Histoire sur elle-même. C’est une nouvelle pensée de l’Histoire qui se forge, avec, en même temps, l’affrontement des historiens avec les négationnistes et le débat sur les lois mémorielles, pour éviter voire empêcher les politiques de dire la vérité historique. Là encore, la séparation du politique et de la pensée est essentielle pour comprendre les débats menés sur la vérité, si l’on veut bien songer aux polémiques sur l’esclavage, la Shoah (en France ou en Pologne, par exemple). Si l’on excepte le côté obligé mais un peu lassant des déclinaisons de titres, il faut reconnaître à Nora de parler avec humilité de son amitié pour Marcel Gauchet, dont il salue la grande intelligence et la perspicacité et de la revue Le Débat qui a entrainé, avec Gauchet et Pomian le débat intellectuel en France, pendant de nombreuses années. On sait que la revue vient d’arrêter sa publication.
Pierre Nora est un homme talentueux, certes, mais aussi chanceux. Surtout, notre pays, réputé « Nation Culturelle » a la chance d’avoir des intellectuels et de tels débats.
A lire donc, d’urgence !
Pierre Yana