Je voudrais vous présenter aujourd’hui un autre Franc-Maçon russe très célèbre, non pas un de ceux qui ont participé à l’insurrection des décembristes en 1925 qui tourna court mais un de ceux qui a voulu ouvrir la Russie au libéralisme sans violence et sans révolution, ils sont assez rares, il faut le souligner. Je voudrais vous parler du Comte Mikhaïl Speranski. Il était juriste et homme politique russe, on l’a surnommé le « père du libéralisme russe », un libéralisme qui a du mal à se faire entendre en Russie. Il est né le premier janvier 1772 à l’heure où Catherine II de Russie était encore à cette époque favorable à la Franc-Maçonnerie. À l’heure aussi de Frederic II de Prusse dit le philosophe, lui aussi Franc-Maçon et de Joseph II empereur d’Autriche. A eux trois, Ils se partagent l’Europe centrale.
Mickael Speranski s’appelle en fait à l’origine, Mickael Trétatiof. Il est fils d’un prêtre orthodoxe de village. Il se choisit le patronyme de sperans du mot latin espérance, sentait-il déjà un avenir rempli d’espoir ? Après de brillantes études au séminaire, il est très vite remarqué à la cour de Saint Pétersbourg pour ses grandes compétences, il devient un des plus hauts fonctionnaires du pouvoir impérial. A maintes occasions, il a l’opportunité de débattre avec le tsar Alexandre 1er, le vainqueur de Napoléon. Sa carrière politique décolle en 1808 quand le tsar le met en relation avec Napoléon 1er. Dans la foulée, il est nommé adjoint au ministère de la justice. Il voulait pour la Russie, une constitution, avec la création d’une Douma de l’empire, l’équivalent d’une Assemblée Nationale, et un Conseil d’Etat. Eh oui, le nom de Douma est une idée de Speranski mais il faudra attendre un siècle c’est-à-dire 1906 pour qu’elle soit convoquée pour la première fois. Seul le conseil d’état de la Russie vit le jour en 1810. Il souhaitait aussi la création d’institutions locales, mais là aussi il faudra attendre plus de 60 ans pour qu’elles soient enfin mises en place. Fervent Franc-Maçon, il tenta de modifier la position privilégiée du clergé de l’Église orthodoxe auprès du tsar. Ce fut une erreur, le clergé était furieux contre lui. L’empereur le met sur la touche. Il fut même accusé de haute trahison par les élites de la cour et l’empereur finit par le renvoyer en 1812 mais simplement pour cause d’impopularité. Les aristocrates voyaient d’un très mauvais œil toutes ses idées réformistes. Après la campagne de Russie de Napoléon, Speranski est rappelé en 1821 et il accède une nouvelle fois au conseil de l’empire. En 1825, sous Nicolas 1er, il fait partie du tribunal suprême qui va juger les décembristes. Juriste exigeant, c’est par ce biais qu’il se plonge dans la jurisprudence russe. Nicolas 1er le nomme alors à la tête d’un comité pour la codification du droit russe. Il va publier 65 volumes de près de 800 pages chacun, contenant près de 36 000 lois, qu’il va publier en 1830 sous le nom de « collection complète des lois de l’Empire russe ». Ce code est entré en vigueur en 1835.
La personnalité de Speranski est très controversée, certains lui trouvent un esprit généreux, digne de sympathie et de respect, d’autres le décrivaient comme un esprit hypocrite et ambitieux, un être calme mais dissimulé, mais tous s’accordent pour considérer qu’il était « un homme doué d’un esprit pénétrant ». De retour après son exil de 1812, il aurait « mûri » mais en fait, il était surtout « désabusé ». Il était devenu plus pragmatique et moins idéologue.
Speranski c’est une méthode qui allie l’historicité, le rationalisme avec une grosse pointe de sociologisme. Pour lui, le droit est un instrument pour former l’esprit du peuple, et transformer le pays. Il était favorable à un réformisme se fondant sur les éléments existants, mais, qui privilégiait le rationnel sur l’historique. Il entendait bien conduire la Russie vers une transformation de la société, de ses institutions et de son droit. Il se voulait être un réformateur et non un révolutionnaire. S’il a fait un peu progresser les choses, il n’y a pas réussi à convaincre pour une seule et même raison. La politique de Catherine II, les excès de Paul 1er, les plans et mesures du Comité Secret au début du règne d’Alexandre 1er, les tentatives de réforme de Nicolas 1er, étaient basés sur cette même conception : une direction unique, en parfaite contradiction avec des réformes libérales. La Russie a connu l’autocratie impériale, le bolchevisme léninien, elle a connu le totalitarisme stalinien, l’oligarchisme brejnevien et maintenant l’impérialisme poutinien. La seule idéologie qui est commune à ces formes de gouvernement est la langue de bois et cette langue de bois reste toujours fatale au succès des tentatives de réforme libérale. Speranski l’avait déjà compris.
Sylvie Woelffle