Départ tôt, arrivée tard, une routine qui dévore le temps et la vie.
Je suis dans le métro en direction de je ne sais quelle station.
Pas trop de monde, nous sommes en dehors des heures d’affluence et de la folie des wagons bondés sur le chemin du travail ou de la maison.
Epuisés, blasés, déprimés, résignés…
Départ tôt, arrivée tard, une routine qui dévore le temps et la vie.
Assis sur une banquette inconfortable et qui fait face à une autre dans une promiscuité dérangeante, mais qui permet parfois quelques échanges du regard, si ce n’est engager une conversation, histoire de se rappeler que nous ne sommes pas des machines, de simples pions sans importance sur l’échiquier d’une existence ordinaire.
En face de moi se tient un vieux monsieur un peu négligé, mal rasé, mal coiffé. Son costume mal coupé a déjà bien vécu, tout comme lui. Usé sans doute !
Un virage un peu sec, vitesse excessive, nos genoux se touchent.
Un sourire échangé avec un mot d’excuse crée la parole et brise la distance. Nous nous mettons à discuter ; peu à peu le bruit et la foule disparaissent.
Ou plutôt c’est mon voisin qui parle, doucement, d’une voix calme et sereine, sans arrêt.
Il me parle de son enfance, ordinaire, sans histoire, de ses parents eux aussi sans histoire, milieu modeste. Il n’a pas beaucoup fréquenté l’école car on s’y ennuie et puis « à quoi bon pour finir chômeur et peut être retraité… »
Il s’est marié, pas d’enfants, et puis un jour sa femme l’a quitté pour un autre, moins ennuyeux sans doute. Il en a souffert au début, puis il s’est mis à lire, lire, lire à en perdre la vue, lire de tout, de la philosophie surtout, des livres sur les religions aussi et pourtant il ne croit pas à un dieu créateur.
Son regard s’est éclairé, son visage aussi. Nous avons parlé du monde, de la société, de l’existence et de notre place ici et maintenant, des autres, de soi…
Quelle sagesse, quelle douceur, quelle leçon de vie, d’espoir.
Un coup de frein brutal, nouveau ballet, des voyageurs se croisent, se bousculent, pressés, indifférents en franchissant la porte. Le vieux monsieur s’écarte pour laisser un peu de place à deux autres messieurs très bien habillés, soignés, impeccables. Costume de marque, la classe !
La soixantaine, un peu forts comme on dit pudiquement pour désigner ce qui parfois frise l’obésité. Souriants, ils discutent ensemble pour refaire le monde ou plutôt leur monde, vision étriquée et qu’ils pensent vaste…
Comme ils ont le verbe haut, quelques bribes de leur conversation parviennent à mes oreilles. Ils parlent de leurs collègues avec véhémence, ils critiquent, ils se moquent et pourtant ils parlent d’amour « car rien n’est plus comme avant, il n’y a plus d’échanges, les relations sont superficielles, il n’y a plus de respect… »
Ils parlent de leurs enfants avec des mots sucrés, fondants, une larme au coin de l’œil.
Le même œil qui devient noir quant ils parlent des autres, de ces étrangers qui nous envahissent, des amis qu’ils fréquentent dans un club où ils se rendent ensemble chaque mois. La lèvre pincée.
Mais voilà qu’une jeune femme qui tient un enfant dans ses bras surgit de nul part, un gobelet en carton à la main pour quémander une pièce. Et ces deux messieurs qui parlent d’amour et de respect toisent cette malheureuse avec mépris, ils sont tellement supérieurs ! Ils la regardent à peine, mais leurs yeux parlent et lancent des éclairs.
Le vieil homme sans apparence fouille dans sa poche et tend une petite pièce jaune à son amie d’infortune.
Guy Lecourt le 7 avril 2018