Voilà une bien pessimiste définition de la passion ! Nous avons l’impression d’entendre un prêcheur moraliste du Grand Siècle nous menacer des feux de l’enfer après une tension éphémère. Mais il y en a d’autres de plus durables et pas forcément condamnées par le ciel !
Justement, pour parler de la passion durable quoi de plus simple que de faire appel à une biographie très documentée de Florence Naugrette, professeure à Sorbonne Université, historienne spécialiste d’histoire du théâtre, du Romantisme et de Victor Hugo ; sur celle qui, durant 50 ans, fut la compagne du célèbre écrivain sous le titre : « Juliette Drouet, Compagne du siècle » aux éditions Flammarion.
Une question se pose d’emblée à nous : avoir de la sympathie pour ce couple étrange que constituèrent Juliette Drouet et Victor Hugo nous expose-t-il à l’opprobre de la morale ? Passons outre en nous référant aux grands classiques de la littérature : par exemple, Corneille et Racine nous demandent si, franchement, la vie mérite d’être vécue sans un brin de passion ? Là, il s’agit de plus qu’un brin, c’est une gerbe : 50 ans d’une véritable vie de couple, cachée et jamais officialisée, mais connue de l’Europe entière ! Bien sûr, à côté de l’idylle incandescente, existe une famille Hugo avec Adèle, l’épouse officielle, les drames qui vont endeuiller la famille : folie et mort des enfants parfois. Ce livre nous interroge aussi sur cette question étrange : Dans le fond, c’est quoi un « Grand Homme » ? Nous pourrions répondre que, comme Victor Hugo, c’est un homme qui s’engagerait dans la justice sociale, la lutte contre l’esclavage et la peine de mort, l’éducation pour tous et l’émancipation des femmes, quelqu’un mettant son talent au service de la littérature et de la défense des plus démunis de la société. Cela ne suffit pas : Florence Naugrette, nous dit que finalement tout destin exceptionnel requiert un soutien constant, la foi d’un tiers, sans quoi tout pourrait s’effondrer malgré le talent de départ. Un Grand Homme est, comme nous le montre Hugo, souvent un homme fragile, doutant en permanence de lui, avec à ses côtés, pour le rassurer, une image maternelle vers laquelle il peut aller se réfugier quand arrivent les vents contraires. Juliette Drouet jouera ce rôle indispensable pour le poète durant 50 ans.
Juliette, misérable orpheline à l’âge d’un an et demi, demi-mondaine vaguement impliquée dans le théâtre va rencontrer celui à qui elle adressera 22 000 lettres et pour qui elle va devenir l’amante, l’âme sœur, la collaboratrice, la copiste, le soutien moral, l’éternel recours dont il ne pourra se passer malgré ses nombreuses infidélités. Certains lisent dans l’attitude de Juliette une forme de servilité masochiste, mais nous pouvons y voir surtout un troc psychologique : pour elle qui n’était rien socialement la reconnaissance d’un homme connu qui la fait rentrer dans l’histoire, pour lui l’assurance que quelqu’un l’aime vraiment, lui qui doute de tout, pris dans la vacuité de la transformation de la société, mais aussi du doute de plaire dans des expériences affectives et sexuelles sans cesse renouvelées. Ces dernières se passant surtout avec les femmes de service par peur de n’être pas accepté par d’autres…
Elle sera à ses côtés dans tous les combats : contre « Napoléon le Petit » (Napoléon III) et ses longues années d’exil à Guernesey, son soutien aux Communards et ses engagements politiques parfois aventureux et contradictoires. À la mort d’Adèle, c’est elle qui s’occupera des petits-enfants de l’écrivain. Elle meurt en 1883, deux ans avant un Hugo, brisé, totalement solitaire qui, caché derrière les rideaux de son appartement n’assistera pas à son enterrement. Il est déjà mort.
Comme à l’école, sur les murs ou le tableau noir, on pourrait écrire : « Juliette aimait Toto », comme elle l’appelait…
Michel Baron