« Je lui dirai les mots bleus
Ceux qui rendent les gens heureux
Je l’appellerai sans la nommer
Je suis peut-être démodé
Le vent d’hiver souffle en avril
J’aime le silence immobile
D’une rencontre »
Christophe, « Les mots bleus », 1974
Dans une société dite « de communication » comme la nôtre, les mots se transmettent, se propagent, se répandent au point de susciter, parfois, un sentiment de saturation de sens.
Une fois écartée l’ancienne idée selon laquelle les mots évoqueraient directement la nature des choses qu’ils désignent, nous permettant ainsi d’accéder à leur sens profond, il faut admettre que tout mot – et a fortiori tout discours – véhicule une certaine représentation du monde.
De même qu’une parole vient toujours de quelque part, un mot a toujours une histoire, laquelle ne saurait d’ailleurs se réduire à l’origine étymologique.
C’est précisément parce que l’évolution des mots et leurs changements de perspective esquissent le tableau de l’histoire de notre société qu’ils doivent être examinés, analysés et interprétés avec soin.
Si « les mots ne sont pas la chose qu’ils désignent », comme l’écrivait Paul Valéry, ils nous parlent finalement davantage de leur auteur, de celles et ceux qui les emploient, et sur les intentions qui les animent.
C’est probablement parce que notre langage nous structure plus que nous ne le structurons que nous devons identifier les mots et les enjeux idéologiques et politiques qui peuvent les sous-tendre.
Les mots sont ainsi « une voûte sur la pensée souterraine », selon la formule de Jules Renard.
La pensée est souterraine, car les mots recèlent souvent des ambiguïtés, à l’instar de la notion de « nature », qui renvoie à la fois aux « droits naturels » ayant inspiré les philosophes des Lumières et la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (article 2) et à un naturalisme assignant les lois humaines à un ordre naturel biologique, atemporel et immuable.
La politique nous offre le spectacle, si l’on y prête suffisamment attention, de batailles sémantiques aux enjeux considérables, et pas seulement sous le prisme de l’accès au pouvoir.
Prendre la mesure des mots est donc indispensable à la réappropriation de nos libertés et à la préservation d’une perspective humaniste de la société et des relations sociales.
Ne pas se payer de mots, c’est d’abord et avant tout être conscient et lucide des idées et enjeux qu’ils portent.
Le fascisme et le nazisme, entre autres, se sont construits sur des mots, qui ont assujetti les esprits, comme les virus pénètrent dans les corps, comme l’ont montré les ouvrages de Jean-Pierre Faye et Victor Klemperer.
S’émanciper des préjugés, c’est aussi mettre les mots à bonne distance.
Mais la pensée est également souterraine car elle trace son chemin autour de la présence et de l’absence.
Terre de paradoxes, la franc-maçonnerie nous enseigne que c’est souvent lorsque les mots manquent que la réflexion commence.
Quand la répétition mécanique laisse place au doute, la conscience émerge, avec son cortège de questionnements, son esthétique de l’imagination, c’est-à-dire la faculté à concevoir des images.
Parfois sans mots et dans le silence, mais jamais sans voix.
Edouard Habrant
28 novembre 2019