Habiter à la proximité d’une école, nous conduit à l’étrange constat de variations humaines à la faveur des horaires : à l’entrée du matin et à la sortie de fin d’après-midi le quartier change de couleur ! En effet, venant chercher les « chères têtes blondes » pour les amener à l’école ou les ramener chez eux, une importante cohorte de femmes, jeunes (souvent en âge d’être elles-mêmes mères ), arrivées des 4 continents, surtout d’Afrique, viennent attendre des enfants qui ne sont pas leur progéniture, en jouant le rôle de seconde mère durant quelques années, tissant des liens affectifs profonds avec les enfants et qui finalement seront rejetées au moment où l’enfant, naviguant vers l’adolescence, va acquérir son autonomie. Sorte de divorce où la mère « officielle » reprend son rôle dominant sur la mère « de service ». Celle dont on reparlera rarement, mais qui va demeurer de façon agissante dans l’inconscient de l’enfant et donc de l’adulte, au terme de cette violence intime inouïe de la séparation, dont on commence tout juste à percevoir les effets, notamment dans la gestion, en double, de la crise œdipienne où vont se jouer à la fois de la tendresse et de l’érotisme pour cette deuxième mère. Avec la mise en place d’une conséquence nouvelle fort intéressante, la psychanalyse reposant sur l’interdit de la mère par le père, mais ici l’enfant réagit différemment : inconsciemment, sachant que la mère est interdite (même avant l’intervention symbolique du père) il va reporter sur la « nounou » ses pulsions érotiques et, arrivé à la préadolescence, c’est la mère qui va se séparer de son « double ». Ceci n’est pas sans conséquences sur le destin de l’enfant : par exemple l’interrogation sur qui est le porteur de la loi symbolique qui instaure l’interdit de l’objet premier. Le père ne devient-il pas celui qui est exclu du rôle symbolique et la mère ne devient-elle pas, aux yeux de l’enfant, une mère phallique et castratrice ? Ce jeu autour de la loi peut mener parfois à la frontière de la perversion…Cette séparation est vécue pour l’enfant comme une castration, accentuée parfois par l’intuition de la jalousie de la mère par rapport à la nounou plus jeune et qui peut la concurrencer sur la maternité.
Sur ce thème des nounous, un excellent livre vient de paraître, intitulé : « L’Œdipe noir – Des nourrices et des mères » aux éditions Payot. L’autrice en est Rita Laura Segato, anthropologue et féministe convaincue. Rappelons son autre livre célèbre : « La guerre aux femmes ». Son ouvrage est longuement préfacé par Pascale Molinier, professeure de psychologie à l’Université Paris XIII-Villetaneuse.
Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, dans la société traditionnelle, les mères étaient indifférentes au développement et au bonheur de leurs enfants de moins de deux ans ou, pour la noblesse et la bourgeoisie étaient confiés à des nourrices, issues de la campagne, principalement pour l’allaitement. Nous pourrions dire qu’il existait deux mères : l’officielle par le sperme et l’« autre » par le lait ! Deux influences sur la réflexion du statut de l’enfant seront sans doute capitales : la relecture de Saint-Augustin au XVIIe siècle (Surtout les « Confessions ») et Jean-Jacques Rousseau au XVIIIe avec l’« Emile ».
Aujourd’hui, ce sont les classes moyennes qui utilisent le plus les nounous. Ces dernières ne venant plus de la campagne française, évidemment, mais du Tiers-Monde ! La délégation des soins secondaires d’une mère « suffisamment bonne », selon l’expression de Winnicott à une « mère d’appoint » va créer une relation nouvelle que Caroline Ibos («Qui gardera nos enfants ? » Page 14) voit comme politique. Elle écrit : « La relation entre les deux femmes est une relation politique, substantiellement asymétrique, tant dans sa situation que dans son déroulement. Les employeuses ne savent pas, ou feignent de ne pas savoir, qu’embaucher une nounou, c’est introduire la politique au cœur de l’appartement ». Des femmes migrantes, venues de pays pauvres, nouvelles prolétaires de la mondialisation, offrent un service que les Occidentaux des classes moyennes vivent comme une promotion sociale : par le passé, seules les classes supérieures utilisaient un personnel de service. Ce sont des mères provisoires « emportées par le vent » : elles ont une durée de vie très courte et sont souvent jetées comme des kleenex, perdues de vue, pour être finalement oubliées quand l’enfant entre en maternelle, remplacées par des jeunes filles au pair, pour parler dans une langue étrangère rentable pour son futur C.V., ou par des « activités d’éveil » faites à l’extérieur de la maison. Pourtant, durant ce temps, les nounous vont jouer un rôle fondamental dans l’éveil de la sensibilité de l’enfant par la mise en place du « holding » (la manière de tenir l’enfant), le « handling » (Que l’on pourrait traduire par « tripoter »), le « living together » (vivre avec l’enfant), et la façon d’introduire la présence du père comme objet réel et surtout symbolique. La vraie mère sent, à la naissance de l’enfant et en fonction de son rôle social que vit encore largement la société dans ses normes, qu’elle ne va pas tarder à devenir la bonne de « His majesty the baby » et perdre ainsi son statut d’objet principal de la transmission. Pour contrer cela, elle va souhaiter mettre en place une mère intermédiaire qui va assurer le côté sombre de la fonction de service et conserver la lumière de la représentation publique : emploi, réceptions, activités artistiques ou sportives, vie associative, etc…
Ce glissement symbolique de l’ombre vers la lumière s’effectuera d’autant plus facilement que les mères de remplacement sont de couleur ! En fait, il ne s’agit pas seulement d’une affaire de service mais de la mise en place d’un ordre social qui recoupe, en même temps, le genre, la provenance ethnique et la lutte des classes. C’est dans un système politique de type colonial ou post-colonial que « les personnes chargées du soin de l’enfant », les mères des premiers soins, sont dépréciées, au profit d’une victoire de la mère naturelle, jouissant provisoirement et surtout imaginairement d’un « droit de propriété » sur l’autre, revivant ainsi les fastes coloniaux et, classes moyennes exigent, en tentant de négocier le salaire ou du « main à la main » au minimum.
Pour l’enfant, la séparation d’avec la nounou équivaut à mourir, dans l’inconscient. Mais elle n’est pas seulement « morte » : elle est effacée, sans tombeau ni inscription, « forclose » dans la pensée lacanienne. Existent cependant des situations intéressantes de cohabitations psychologiques : par exemple, dans les caraïbes, les blancs (les « békés »), sont tous élevés par des nounous noires et l’imprégnation qu’ils en reçoivent est spectaculaire : assimilation parfaite du créole et mode de fonctionnement psychique « à l’antillaise ». Bien qu’encore fonctionnant sous des aspects coloniaux plus ou moins déguisés, nous assistons au vécu de la continuité de colonisateurs, devenus selon la formule des « nègres blancs » qui sont assimilés par ceux qu’ils voulaient diriger, à travers l’influence de leur seconde mère provisoire à laquelle ils restent fidèles, au-delà de la superficialité de la couleur de peau. Peut-être que la nounou est-elle ce pont sensible, nous pourrions dire sensuel, entre les cultures ?
Ce n’est pas si mal que ça !
Michel BARON, psychanalyste
BIBLIOGRAPHIE