Autant le dire tout de suite, Betty Boom n’est pas — ou pas seulement— un témoignage de femme battue, rabaissée, physiquement et moralement maltraitée par ce que l’on nomme trop facilement un « pervers narcissique » qui lui fait vivre avec une implacable cruauté un cauchemar éveillé.
Pas seulement, parce que l’histoire que raconte cette prose éclatée procède par fragments, flashbacks, retour sur des souvenirs récurrents, les meilleurs comme les pires, les paroles qui font mal comme celles des moments doux partagés par ceux que l’on surnommait « les Inséparables », les mots d’amour, de dépendance… jusqu’à la rupture, d’une violence inconcevable et que le récit, de par son dispositif même, nous fait ressentir jusque dans notre chair. Oui, c’est l’histoire d’une rupture, ou plutôt de plusieurs ruptures : celle du couple formé par Drucilla-Bouillon et celui qu’elle surnomme Scrogneugneu, mais aussi de tout ce qui, comme pulvérisé, éclate en miettes dans la tête même de la narratrice, jusqu’à l’explosion dévastatrice : « Je suis un Pompéi de placo. » La prose éclatée, kaléidoscopique, fait jouer un rôle essentiel au lecteur, devenant acteur de la construction du récit, tout en l’inscrivant de plain-pied dans l’histoire. On ne lit pas au XXIème siècle comme on lisait au siècle précédent, on ne se rencontre plus comme on se rencontrait avant, et comme on aimait. Nos vies s’écoulent comme on scrolle, et cela, l’autrice l’a bien compris, et l’exprime dans son rözzle (un roman-puzzle, en somme). Mais créer une nouvelle forme ne suffit pas : il faut dire, et si possible, autrement. Betty Boom donne la voix au long cortège des femmes muettes, de celles qui ont peur, à celles qui n’ont pas les mots pour le dire, de celles qui ont dit — aux amis proches, à la famille, à la police — , mais dont les mots restés entre les murs n’ont jamais pu vraiment être sublimés.
Parce qu’il se développe dans tous les sens, avec ses flashes, ses éclats, ses terribles refrains de violence et de sarcasme, le mot fait boom!, donne une vraie voix esthétique, la littérature, à toutes les victimes. Et ce rözzle, qui fait mal, fait aussi du bien. Car ce récit est aussi celui du destin même de celle qui écrit, ou comment la victime revient à la vie. « Vous allez découvrir une part de vous que vous ignoriez », explique à Drucilla le policier qui recueille sa plainte. Et ce ne seront plus « les bleus scotchés sur (son) visage qui seront l’empreinte de l’amour » que lui portait son bourreau, mais les mots de ce récit d’abord éclaté en bribes, puis reconstruit avec de plus en plus d’énergie, qui s’imprimeront. Scrogneugneu, l’homme au cerveau malade, voulait croquer Bouillon, s’en repaître jusqu’à plus soif, la dévaster ; pourtant c’est Elle, par le pouvoir d’un récit que l’on devine écrit dans une distanciation empreinte de rage et de douleur , mais aussi une farouche volonté de donner forme au chaos, qui prendra le pouvoir tout court. Toute femme qui se reconnaît dans ce récit est une Betty Boom, tant ce récit novateur, sur le fond comme sur la forme, se fait la voix (et la voie) de la liberté.
Isabelle Chibatte