Il est des ouvrages qui vous laissent sur le flanc, tant leurs propos bouleversent entièrement votre vision des choses, du monde et de la vie. C’est le cas de l’essai de Thymoty Snyder, Terres de sang. Il était déjà paru en 2010. Cette nouvelle édition, suivie d’une postface importante, est éclairante à plus d’un titre : le propos de Snyder est d’étudier, chiffres et preuves à l’appui, comment dans les terres entre l’Allemagne et l’URSS, plutôt l’Ukraine, principalement en Pologne, Adolphe Hitler et Joseph Staline ont organisé l’essentiel des massacres de populations indigènes. Là où se retrouvaient les principaux camps d’extermination nazis, eurent lieu le massacre de Katyn, effectué par les Soviétiques sur les officiers Polonais, ainsi que les exterminations de millions de gens, ruraux et urbains, par la faim. Nous avions certes prêté attention aux 6 millions de morts de la Shoah, par balles ou par gaz, mais avions-nous vu les morts Soviétiques par famine ? Au total, entre 1930 et 1945, et même un peu après, Hitler et Staline tuèrent en masse 14 millions d’êtres. Certes, il y avait Glucksman et quelques autres pour nous informer. Mais pour la première fois, Snyder relie, sur une petite portion de territoire, les massacres complémentaires et parfois concertés des populations, par nazis et Soviétiques. Et c’est bien cela qui est fascinant. Et vertigineux.
La vérité du siècle de fer, le XXe, apparaît dans toute son épouvante , nous obligeant à jeter un regard halluciné sur cette épouvante, et parfois, sur nos propres illusions.
La tuerie sur les Terres de sang a revêtu cinq formes, dit Snyder. Tout d’abord, Staline lança la modernisation de l’URSS par auto-colonisation du pays. Les Soviétiques créèrent un vaste système de camps de travail, le goulag. Ils collectivisèrent l’agriculture, construisirent des usines, des mines. Quand l’agriculture collective déboucha sur la famine, on en rejeta la faute sur les Ukrainiens, principalement.
La famine eut bien une cause politique.
Puis les Soviétiques s’inscrivent dans la Terreur, la grande terreur de 1937-38.
Ils reconnaissaient dans les paysans, victimes de la collectivisation, la principale menace sur le pouvoir soviétique. Ceux qui avaient survécu à la faim ou au goulag furent alors exécutés par le NKVD, bras armé du pouvoir, qui martyrisait, brûlait, et violait à qui mieux mieux. En outre, les minorités nationales furent désignées comme adversaires, en particulier les Polonais. Près de 700 000 personnes. En 1939, oublierait-on le pacte germano-soviétique, Allemagne et URSS envahirent de concert la Pologne, avec dans les deux cas la volonté de détruire les élites polonaises, pour défaire les Lumières. Dans l’esprit des nazis, pour asservir plus facilement les Polonais, pour les Soviétiques pour les empêcher de se relever un jour, en conduisant une quelconque résistance.
Ainsi, les Soviétiques exécutèrent près de 22 000 officiers Polonais sans le système concentrationnaire. Au même moment, les Allemands enfermaient les juifs polonais dans des ghettos, en prévision de leur future déportation. Beaucoup, bien sûr, y mouraient.
En 1941, l’Allemagne envahit l’URSS. Les Soviétiques encourageaient alors les partisans, par exemple en Biélorussie, les Allemands exécutèrent
300 000 personnes.
Les Allemands firent de même en Pologne, en particulier à Varsovie, où ils exécutaient femmes et enfants, pour réduire les hommes à un travail servile. 100 000 Polonais y perdirent la vie. Hitler imaginait dé-moderniser la Pologne, pour la désindustrialiser et la transformer en domaine agraire des maîtres Allemands. Pour cela il fallait l’effondrement militaire de l’URSS, laissant l’Allemagne maîtresse de la Pologne, l’Ukraine, la Biélorussie, la Russie occidentale et le Caucase. Ensuite viendrait un plan de la faim faisant mourir 30 millions d’habitants pendant l’hiver 1941-42.
Ensuite les juifs d’URSS, comme tous les juifs du Reich seraient éliminés d’Europe, dans le cadre de la solution finale.
Dès lors, le Generalplan Ost prévoyait la déportation ou/et l’asservissement des populations restantes et le repeuplement de l’Europe orientale par les colons Allemands, fut mis en œuvre. L’URSS résista, déjouant ces plans : l’Allemagne nazie tua cependant 10 millions d’êtres, moins que prévu. Le plan de la Faim ne fut appliqué qu’aux régions sous contrôle strict de l’Allemagne : 1 million d’habitants de Leningrad y passèrent et plus de 3 millions de prisonniers de guerre Soviétiques, au mépris des lois de la guerre. Certains plans furent abandonnés, l’objectif général de colonisation jamais.
Enfin, la solution finale fut mise en œuvre complètement. Elle devait intervenir après la guerre. Les échecs de 41-42 poussèrent Hitler à accélérer le processus. Ils décidèrent de tuer en masse. Les Einsatzgruppen furent utilisées pour tuer des Juifs en masse.
Des 1941, la solution du meurtre en masse par gaz était disponible, par monoxyde de carbone. D’abord dans les fourgons à gaz dans l’URSS occupée, puis dans les camps d’extermination, dans les Terres de sang, principalement la Pologne.
On connaît la suite. Elle éclaire pour partie la suite et nos jours. L’opposition virulente de la Pologne et de l’Ukraine à la présence russe a des sources terribles. Staline a jeté les Ukrainiens dans les bras d’Hitler : comment Poutine pourrait-il l’ignorer ? Comment pourrions-nous ignorer que les conséquences de la Grande famine des années 30 en Ukraine eut pour conséquence une redoutable augmentation du cannibalisme ?
En vérité, l’ouvrage de Snyder nous laisse dans le vertige de ce que fut l’Europe, et de ce qu’elle est. A lire de toute urgence.
Pierre Yana.