Dossier sur la liberté d’expression

 

Sur la liberté d’expression

L’attaque violente qu’a récemment subie Sir Salman Rushdie a soulevé dans le monde une vague d’indignation, pas uniquement dans les milieux littéraires mais dans l’ensemble des milieux attachés à la liberté d’expression. Première à réagir en France, dans sa catégorie, la Grande Loge Mixte de France a très vite dit, à juste titre, en soutien complet à l’écrivain britannique victime d’une fatwa, un décret religieux irrévocable de l’Ayatollah iranien Khomeyni, le condamnant à mort pour un prétendu blasphème à l’égard du prophète Mahomet, dans son ouvrage Les Versets Sataniques paru en 1988. Le décret date de 1989. La réaction immédiate de la G.L.M.F. a consisté en une prise de position, dans notre émission Pierres de Touche sur Radio Delta, et un communiqué public de l’obédience la veille. Il n’y a pas lieu de se réjouir de cette promptitude : elle correspond en tous points à nos valeurs en particulier et à celles de la franc-maçonnerie en général. Rien donc là que de très normal. Il y a lieu cependant de revenir sur ces réactions : que recouvre donc notre défense acharnée – avec tous les autres – de la liberté d’expression ? Il est reproché à Salman Rushdie d’avoir émis sur Mahomet un propos blasphématoire , tant les religieux iraniens considèrent que la seule loi possible, en Iran et dans le monde, pour toutes les affaires, est la loi religieuse.

L’islamisme, selon eux, se doit de régir la vie en général, sociale, politique ou intellectuelle, voire scientifique, là où il le juge bon. C’est précisément ce que les philosophes, par exemple Hannah Arendt, Lévinas, Aron, au siècle dernier, mais aussi en Europe dès les XVIIème et XVIIIème s, ont désigné comme ce qui sera nommé totalitarisme. C’est-à-dire la prétention à régenter la totalité de la vie des individus selon ses propres règles. Ils eurent un célèbre penseur à leur côté, Benito Mussolini, qui le premier désigna « la satto totale », l’Etat totalitaire. On connait bien la suite de ces pensées totalitaires et leur prétention à gérer l’Humanité : la mort, le massacre, la destruction totale. Faut-il dans une liste interminable, hélas, nommer l’Inquisition, l’Etat absolu, le fascisme, le nazisme, le soviétisme, puis les Khmers rouges et leurs succédanés, oui, une liste interminable et son cortège de massacres. Dans sa création talentueuse, Salman Rushdie a repris le flambeau de la Liberté. Les francs-maçons, dès leur origine moderne ont restauré un principe majeur, dans leur propre fonctionnement comme pour l’ensemble des sociétés modernes : la séparation des pouvoirs. Il n’y a pas d’autorité susceptible dans une société humaine, de s’imposer à l’ensemble du corps social, comme à chaque individu. Les sociétés modernes sont scindées. Un pouvoir contrôle l’autre pouvoir, lui-même contrôlé par un troisième et ainsi de suite. La liberté d’expression, loin d’être un principe en soi, susceptible d’être remis en cause, est la conséquence de cette fracture sociale. S’il y a Séparation des pouvoirs, obligatoirement s’impose un espace public où s’exprimeront, publiquement, les différents points de vue, comme les différents pouvoirs. C’est un principe de modération et de paix civile. Modération, pour éviter la brutalité d’un pouvoir sur les autres, paix civile car, en effet, les sociétés modernes, au premier chef, les sociétés occidentales, sont des sociétés du dissensus, qui laissent s’exprimer les divergences pour éviter le sang.

Nous ne sommes pas d’accord, mais nous souhaitons vivre ensemble en paix. Évidemment, pour un dernier mot, la liberté d’expression s’impose à la presse : ce n’est pas l’argent qui, en principe, gère la presse. L’autorité politique non plus. La séparation des pouvoirs impose une autonomie de rédaction, avec sa liberté d’expression. Il en va de même pour la création artistique. Ce n’est pas un vain mot. Loin d’être une atteinte à un individu, fût-il talentueux, l’attentat contre Salman Rushdie atteint les piliers des sociétés modernes.
Certes, l’artiste est atteint. Mais on voit ici aussi la difficulté de certaines sociétés humaines à franchir le pas de la liberté. Ce n’est pas un combat contre une religion, l’Islam, qui se mène, mais le combat contre le totalitarisme qui se poursuit, sans relâche. Républicains, démocrates, nous sommes Salman Rushdie.

Pierre Yana

Communiqué de presse de la GLMF

Tiens, si on relisait le bon vieux Kipling comme antidote au « droit au blasphème » ? 

L’actualité a le pouvoir, au-delà de la brutalité des faits, de nous replonger dans la sémantique. Ainsi, l’odieuse tentative de meurtre contre Salman Rushdie, remet à l’honneur l’expression « droit au blasphème » qui avait déjà été employée lors de l’attentat contre Charlie-Hebdo. Droit dont ne se privait pas la revue satirique ! Mais est-ce le cas aujourd’hui quand nous évoquons la tentative de meurtre sur Salman Rushdie ? 

Nous pouvons d’emblée douter que cette expression soit à la base de la revendication de Salman Rushdie ! Pour qui a une approche de son œuvre, sa démarche est, en fait, très théologique : user de dérision envers le Prophète Mahomet dans les « Versets sataniques » consiste à montrer son vécu purement humain, de façon à laisser toute la place à Dieu, ne pas faire de lui un second Dieu (comme le Christ chez les chrétiens !) et lui redonner son rôle de transmetteur d’une parole qui n’est pas la sienne, mais celle d’un Principe et dont il n’est que le faillible porte-voix. Dans un contexte musulman, il n’est pas étonnant que la fameuse « Fatwa » fût imposée par l’Ayatollah Rouhallah Khomeini, représentant du monde chiite qui voulait que les successeurs du Prophète viennent de sa descendance et constituent ainsi une sorte de « monarchie de droit divin », alors que les Sunnites étaient partisans d’un choix communautaire par l’élection du dirigeant des croyants. Rushdie, dans son ouvrage, ne faisait nullement acte d’athéisme mais, en bon musulman, optait pour une orientation religieuse moderne en se servant de l’humour pour ramener le Prophète à sa dimension humaine et ne pas entrer dans une dérive manichéenne ou chrétienne d’un Dieu double par prophète interposé. En fait, une démarche à un retour au monothéisme absolu par une baisse de l’importance de l’humain au profit du divin. Il convient là de faire preuve de discernement entre ce qui relève de l’attentat ou du résultat de querelles internes à une croyance, tout en condamnant l’acte en lui-même en tant que tel et en laissant faire son travail à la justice ou à la psychiatrie. Mais aussi d’échapper à la manipulation qui fait qu’un acte pris dans sa banalité criminelle ou pathologique est récupéré à des fins politiques en utilisant la légitime protestation contre l’acte lui-même. 

La défense contre une religion impérialiste et conquérante, quelle qu’elle soit, serait justifiée si elle n’était que l’expression d’un pouvoir lié à une foi qui serait la représentation incontournable de la «Vérité » à imposer à l’univers entier. Ces religions, souvent monothéistes, (« catholiques » au sens universel du terme), nous en connaissons bien entendu l’histoire et les méfaits ; parfois copiées par des idéologies politiques sensées les combattre : les « internationales » amenant le bonheur des peuples nous donnent froid dans le dos rien qu’à y penser ! 

Mais l’essence de la croyance religieuse ne se borne pas seulement à sa démonstration de puissance, précisément parce que, fondamentalement, elle est la traduction de la fragilité et de l’angoisse de l’homme. Pour la psychanalyse, elle en est même le fondement essentiel : contrairement aux animaux, l’enfant a besoin de bénéficier de la protection des adultes durant de nombreuses années pour faire face à la réalité d’une nature hostile. L’image du père et de la mère pour l’enfant, inconsciemment, vont devenir un facteur de sécurité qu’il reproduira devenu adulte pour faire face à l’angoisse de son insécurité fondamentale. Sigmund Freud écrit (1) : « Nous le savons déjà : l’impression terrifiante de la détresse infantile avait éveillé le besoin d’être protégé – protégé en étant aimé – besoin auquel le père a satisfait ; la reconnaissance du fait que cette détresse dure toute la vie a fait que l’homme s’est cramponné à un père, à un père cette fois plus puissant. L’angoisse humaine en face des dangers de la vie s’apaise à la pensée du règne bienveillant de la Providence divine ». Pour Freud, la religion est le remplacement d’une névrose individuelle par une névrose collective. Nous comprenons donc que l’attaque de la croyance religieuse de quelqu’un va déclencher chez le sujet une angoisse et une insécurité insupportable qui va le conduire à la violence comme s’il était attaqué lui-même. Le « droit au blasphème » est vécu, dès lors, comme un acte théologique secondaire, mais ressenti, en priorité comme une agression contre le Père protecteur et donc l’angoisse mortifère de redevenir l’enfant sans protections face à un monde hostile. La terreur inconsciente du sujet ne tarde pas à se transformer à coup sûr en violence absolue de type paranoïaque. 

Pour nous, Francs-Maçons, le fameux « droit au blasphème » ne peut que nous poser problème et nous sommes surpris que certains chez nous s’en réclament. Qui plus est, cela est passéiste et relève de l’humour : nous voilà replongés dans les arcanes « laïcardes » de la troisième République où il était suspect de ne pas être un bon républicain si on n’avait pas prononcé quelques vulgarités sur Dieu, la vierge Marie, le Pape et les curés ! 

La Franc-Maçonnerie est, avant tout, un lieu diversifié qui en fait sa richesse par l’acceptation de l’altérité fondamentale de la Soeur ou du Frère. Ce qui signifie que je vais le ou la rencontrer, non dans la recherche d’un accord commun qui serait une sorte de catéchisme, mais dans le plaisir de la différence. C’est là, où il est bon de nous rappeler certains passages de la « Loge-Mère » de Kipling : 

« Nous n’osions pas faire de banquets (de peur d’enfreindre la règle de caste de certains Frères) 
Et nous causions à cœur ouvert de religions et d’autres choses. 
Chacun de nous se rapportant au Dieu qu’il connaissait le mieux. 
L’un après l’autre, les Frères prenaient la parole : 
Aucun ne s’agitait. 
L’on se séparait à l’aurore, quand s’éveillaient les perroquets. 
Comme après tant de paroles 
Nous nous en revenions à cheval 
Mahomet, Dieu et Shiva 
Jouaient étrangement à cache-cache dans nos têtes… 
Mais combien je voudrais les revoir tous 
Ceux de ma Loge-Mère, là-bas ! »

Cette espèce de paradis perdu qu’évoque Kipling n’est pas seulement exotique, il est aussi et avant tout celui de la tolérance et du respect de l’autre dans sa différence fondamentale… 

Michel Baron 

NOTES 
(1) Freud Sigmund : L’avenir d’une illusion. Paris. PUF. 1971. (Page 43). 

Coupables

Vous aurez remarqué, comme moi, la prégnance, désormais, de l’utilisation des couteaux dans les rixes et règlements de compte, les féminicides et les agressions terroristes.

Elle a 19 ans. Lui en a 20. Il la poignarde avec un couteau de cuisine.
Il a écrit il y a 33 ans un roman qui a déplu à certains. « Il » le défigure et tente de l’assassiner, à l’aide d’un couteau, lui aussi.

Quoi de commun entre ces deux événements tragiques et pourtant bien différents, mais qui me concernaient tous les deux, en dehors du mode opératoire ?

La liberté.

L’un considère que la liberté de sa petite amie est une atteinte à sa virilité maladive (mais toute virilité exacerbée n’est-elle pas maladive ?). Sous cette emprise, il n’est pas un homme libre et il ne supporte pas qu’elle soit une femme libre.

L’autre, qui, sous l’emprise de théocraties incultes et imbéciles, ne supporte pas un livre qu’il n’a même pas lu, n’était même pas né quand il est paru.
Il est abreuvé de haine par ces soi-disant représentants de Dieu qui ont besoin de l’emprise qu’ils exercent sur les peuples. Lui non plus n’est pas libre, ce pauvre exécutant des basses besognes dont il ne comprend même pas le sens. Ils ne sont pas libres, non plus, ses commanditaires à distance qui se croient investis de préceptes plus rigides les uns que les autres.

Tous sont les contemplateurs outrés de la liberté dont les autres se sont emparés. Elle les insupporte. Et il leur faut agir contre elle.

Cet usage immodéré du couteau est le fait de gens emprisonnés dans leurs convictions maladives contre des personnes qui, elles, s’en sont libérées et vivent en femme et en homme libre.

Coupables d’être libres.

Et me vient l’intuition que, pour leurs assassins, la liberté est essentiellement,  foncièrement, originellement coupable. Coupable en tant que faute. Mais aussi devant être coupée. Tranchée.
La liberté : coupable à tous les sens du terme.

Fautive et Guillotinée .

Même plus besoin d’arme à feu, un couteau suffit.
Mais, comme l’hydre, la liberté renaît toujours.
D’autres femmes continueront à se lever et relever pour poursuivre leur émancipation collective.
Et les écrits resteront, seront lus, relus, reproduits et poursuivis.
Nous y veillerons.

Claire DONZEL
24 août 2022