« Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur. »
Victor Hugo (Les Contemplations)
En ce jour d’Halloween, et veille de Toussaint, les morts gouvernent absolument les vivants, selon la belle expression d’Auguste Comte.
Selon de plus anciennes traditions, et à l’instar du père d’Hamlet lui apparaissant parce qu’il n’est pas vengé, les morts reviennent parfois tourmenter les vivants jusqu’à ce que leur sépulture soit conforme à ce qu’exige la mémoire.
Ce culte des morts porte bien plus loin que la seule préservation d’une image de l’être aimé ou adoré, car la mémoire requise doit contenir tout ce qu’il faut dire et tout ce qui mérite d’être dit et conservé.
A l’évidence, se souvenir ne suffit pas.
La mémoire, comme l’amour, impliquent un travail de composition consistant à assembler et combiner divers éléments, souvent épars.
A mettre en ordre, à découvrir et à orner, parfois même contre les souvenirs.
La commémoration nous donne l’occasion de partager des histoires, d’ordonner un récit, ce qui permet de créer du sens, et de poser, pour ne pas dire fixer, des significations sur des émotions.
Commémorer – et admirer – procèdent ainsi d’un même mouvement qui nous redresse et nous élève, et tel est probablement l’un des plus profonds et véritables ressorts du progrès.
Pensons aux mots de Jean Marais à Cocteau :
« Tu as dit dans Le Testament d’Orphée : « Faites semblant de pleurer, mes amis, puisque le Poète ne fait que semblant d’être mort ». Jean, je ne pleure pas. Je vais dormir. Je vais m’endormir en te regardant, et mourir, puisque désormais je ferai semblant de vivre. »
Où l’on voit que toute commémoration, quelle qu’en soit la forme – y compris la plus prosaïque – est une composition par laquelle nous réitérons nos engagements les plus profonds et les plus solennels.
Cette promesse, ce serment, nous enseignent ainsi que lorsque Comte dit que les morts gouvernent les vivants, c’est naturellement par leurs vertus.
Néanmoins, les morts laissent en suspens une question à laquelle ils ne peuvent répondre depuis leurs sépultures :
Pourquoi les vivants se croient-ils si souvent indignes de l’amour qu’on leur porte ?
Edouard Habrant, le 31 octobre 2018