Au-delà de la douleur du deuil, devant mon père mort, j’ai ressenti un terrible manque. Ce n’était plus lui, mais sa « dépouille mortelle ». Elli ressemblait à mon père comme une caricature. Il manquait le principal : le principe même de la vie. Il avait disparu, s’était envolé. Il ne restait qu’une charogne à enterrer.
Ce manque, il y a vingt-mille ou cent-mille ans, un être humain l’a ressenti et nommé. Ainsi naquit la notion d’âme. Les « âmes » ou « esprits » étaient aussi nombreux que les morts. Innombrables donc : un monde, le monde des esprits. Il devint le monde des peurs mais aussi de ses espérances. Les unes et les autres sont en effet concomitantes.
Le volcan ou l’orage ou la mer ou le froid tuait alentour, une fois, deux fois, mille fois. Ces morts gratuites étaient injustes. Et l’injustice est insupportable. Les populations victimes et terrorisées cherchèrent par tout moyen à réduire ces injustices. Des illuminés (synonyme éclairés), philanthropes ou pervers, expliquèrent, qu’à l’évidence, le responsable existait dans le monde des esprits. Lequel était d’un accès particulièrement difficile. Ledit responsable ne pouvant être coupable (on ne pouvait pas lui couper la tête), la seule solution était de l’amadouer, de l’acheter, de le corrompre. Ces illuminés se haussant du col, décidèrent et affirmèrent qu’eux seuls avaient l’accès à l’esprit du volcan ou celui de l’inondation ou de la tempête et eux seuls savaient comment l’amadouer et le corrompre. Ils leur offrirent des sacrifices très accidentellement efficaces. Alors pour éviter que l’on doutât de leur compétence, ce qui eut été néfaste à leur influence vite devenue pouvoir, les illuminés expliquèrent que ces absences de résultats tenaient à la valeur insuffisante des sacrifices : il était indispensable que les offrandes soient ce qu’on avait de plus cher : des vies humaines… Bien entendu, ils eurent tendance à choisir leurs victimes parmi leurs ennemis. L’inefficacité persistante de ces sacrifices fut astucieusement dépassée par une affirmation incontestable : lesdits sacrifices avaient évité de pires catastrophes…
Ainsi naquirent les dieux telluriques que les illuminés imaginèrent à leur image, mais dotés d’immenses pouvoirs car déclencher une éruption volcanique, ce n’est pas rien. Ainsi naquirent les religions qui structurèrent des sociétés où le pouvoir des chefs fondés sur la violence, se doubla d’un pouvoir spirituel basé sur l’emprise d’un clergé gestionnaire du monde des esprits.
Au cours des millénaires, la crédulité des populations angoissées généra de multiples religions qui naquirent puis s’éteignirent après quelques siècles ou dizaines de siècles. Ainsi, les cultes des dieux d’Egypte, d’Athènes ou de Rome. Certains de ces polythéismes perdurent (l’hindouisme par exemple). D’autres sont probablement en gestation (les super-héros américains ou les doctrinaires de l’écologie pourraient en constituer le terreau).
Les offrandes des polythéistes actuels ne sont plus des vies humaines : le beurre fondu versé par le brahmane sur la tête des statues de Ganesh est un sacrifice plus anodin.
Les panthéons étaient anthropomorphes avec parfois des variantes. Les dieux égyptiens avaient des têtes d’animaux, Ganesh à cinq mille kilomètres de là avait une tête d’éléphant…
Au Proche-Orient, dix-neuf siècles environ avant notre ère, survint un évènement remarquable. Condamné à offrir aux dieux telluriques son propre fils, un shaman se révolta et n’exécuta pas sa victime. Cette atteinte à la croyance des siens risquant de lui causer quelque problème, cet homme, nommé Abraham, inventa une excuse géniale : le Dieu destinataire du sacrifice lui était apparu et avait arrêté son bras… Ce fut sans doute la fin des sacrifices humains dans la région, mais surtout la première (ou la première entrée dans l’Histoire) apparition connue d’un Dieu unique et, lui aussi, anthropomorphe (Zoroastre enseigna le culte de son Dieu prépondérant, Ahura Mazda, deux ou trois cents ans plus tard et Akhénaton le pharaon hérétique celui, éphémère, d’Aton encore deux siècles plus tard). Au fil du temps, le Dieu unique d’Abraham fut défini par son clergé et décrété vengeur et censeur des comportements de chacun et on lui attribua le pouvoir de sanctionner toutes déviances des croyants nommées péchés. Lesquels devaient être clairement définies. Un illuminé (synonyme : éclairé) nommé Moïse y pourvut. Pour ce faire, il appliqua l’excellente recette d’Abraham. Il rapporta que Dieu lui avait dit : » Je suis le Seigneur ton Dieu… » (anthropomorphe, il avait le don de la parole) en lui remettant en mains propres « Les tables de la loi » portant gravés dans la pierre dix commandements intangibles. Six d’entre eux, les six derniers, structuraient une société patriarcale fondée en particulier sur le contrôle de la vie sexuelle des croyants afin de garantir la légitimité de la/leur descendance… tout en facilitant l’emprise du clergé censeur des péchés. Les voici :
Honore ton père et ta mère.
Tu ne commettras pas de meurtre.
Tu ne commettras pas d’adultère.
Tu ne commettras pas de vol.
Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain.
Tu ne convoiteras pas.
Les quatre autres définirent le rapport du croyant au Dieu Unique, jaloux et exclusif, « protégé » par les prêtres.
Tu n’auras pas d’autres dieux en face de moi.
Tu ne feras aucune idole.
Tu n’invoqueras pas en vain le nom du Seigneur ton Dieu pour le mal.
Tu feras du sabbat un mémorial, un jour sacré.
Ces dix commandements intangibles fondent les trois religions révélées. Toute remise en question de ces dogmes est apostasie. Laquelle fut punie de mort à certaines époques de la chrétienté (éradication des hérétiques cathares, bogomiles, etc. ou encore chasse aux sorcières de l’inquisition). Elle l’est encore pour certains dans l’Islam. Pourquoi ? Parce que Ladite apostasie est de fait la négation du pouvoir de clergés qui, leur emprise étant contestée, se voient contraints à la violence pour conserver ledit pouvoir.
Une question fondamentale : avant le Dieu unique, avant les tables de la loi, la société était-elle sans structure et sans éthique ? L’homme était-il un simple animal sans amour de la famille et des autres ? Ne vivait-on pas en société en Egypte antique, voire en démocratie à Athènes ? N’était-on pas civilisé en Chine ou en Inde ? Le droit et l’éthique n’existaient-ils pas ?
Les hommes de l’antiquité, nos semblables, ne connaissaient pas les quatre premiers commandements de Dieu. Les six autres, ils les respectaient de fait, car, à quelques variantes près, ils définissent toutes les sociétés structurées du passé, assez généralement patriarcales.
Revenons aux dogmes des religions révélées : sont-ils intangibles ? Non. Ils varient suivant les civilisations et peuvent et doivent évoluer…
Deux exemples :
• Le texte biblique du dixième commandement : « Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain ; tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne : rien de ce qui lui appartient.” (Livre de l’Exode 20, 1 – 18). Les féministes apprécieront ce texte adressé uniquement aux mâles de l’espèce. Elles seront ravies d’apprendre que la femme vient dans la hiérarchie des biens après la maison et se compare à son âne… à juste titre ? Une femme peut difficilement porter plus de trente kilos alors que le moindre bourricot en porte cent ! Et le septième commandement : “Tu ne commettras pas d’adultère”. Le polygame n’est-il pas en fait adultère pour chacune de ses épouses ? Par ailleurs les pratiques sexuelles des femmes enfin libérées de la fatalité de la grossesse ne battent-elles pas en brèche l’interdit de l’adultère, voir sa définition même. Les hippies prônant et pratiquant la liberté sexuelle, sont-ils des monstres néfastes ?
• Dans la religion catholique, l’orgueil, l’avarice, la jalousie, la colère, la luxure, la gourmandise et la paresse sont les sept “péchés capitaux” eux aussi intangibles. Le sont-ils vraiment ? Leur pratique est-elle préjudiciable à la vie en société ? Il convient de les relativiser : la luxure, on l’évoquait plus haut et l’évolution de la psychologie et singulièrement la psychanalyse la remettent passablement en cause. Considérons la gourmandise. Est-elle vraiment un péché ? Elle l’était lorsque les gros se goinfraient devant des gens mourant de faim. Un tableau de Breughel le montre superbement. Mais peut-on encore, du moins dans les pays développés, fustiger la gourmandise comme un dévoiement primordial ?
Les dogmes sont, on le voit, fort discutables. Des règles de vie sont cependant nécessaires.
Ce double constat ne fonde-t-il pas la Franc-Maçonnerie ? Le pasteur Anderson a défini une organisation de la morale sans recours à un Dieu vengeur et s’il n’a pu s’affranchir complètement d’une divinité anthropomorphe, du moins l’a-t-il minimisé sous le vocable de « grand architecte de l’univers » concept symbolique que beaucoup de Francs-Maçons rejettent.
La Morale largement fondée sur les dix commandements, du moins dans les pays de tradition monothéiste est-elle rejetée par les Francs-maçons, gens soucieux de « l’amélioration matérielle et morale, intellectuelle et sociale de l’humanité » ? La Franc-Maçonnerie rejette-t-elle La Morale ? Non, mais elle défend une morale laïque (c’est-à-dire sans référence à Dieu) et évolutive.
Dès lors, pour éviter toute ambiguïté, il convient de remplacer le concept de « Morale », très connoté religieusement, par celui « d’Ethique » que Paul Ricœur définit très largement comme « une vie bonne avec et pour autrui, dans des institutions justes ».
La Franc-Maçonnerie se caractérise par une philosophie non-dogmatique et une organisation évolutive garante d’une possibilité d’action et d’évolution. Elle n’est pas une religion car elle ne demande pas le blanc-seing de « la Foi ». Elle n’est pas prosélyte, elle ne détient pas la vérité, mais, la sachant mouvante et évolutive, elle la recherche dans le but de l’amélioration de l’humanité, elle la recherche dans le souci de l’Ethique.
En cela elle diffère des religions qui figent leur vérité et l’impose à leurs adeptes.
La Franc-Maçonnerie n’a pas un clergé. La caractéristique d’un clergé est en effet de refuser toute remise en question et toute remise en cause des croyances intangibles, de ses dogmes révélés et absolus, socle de son pouvoir.
Soucieuse de la liberté individuelle, la Franc-Maçonnerie respecte la libre adhésion de chacun à une religion de son choix, mais pour en limiter les dérives, elle lui demande de cantonner celle-ci à leur vie privée. Cela s’appelle la laïcité et, à l’opposé de tout prosélytisme, cela permet la co-existence pacifique des diverses croyances.
Ce texte n’a pour but que d’initier une réflexion. Il est une recherche de la vérité… que nul ne saurait détenir puisqu’elle est sans cesse mouvante.
D’aucuns le trouveront sévère. Que diront-ils alors de l’avis de Chateaubriand sur notre sujet : « Lorsqu’on ne peut effacer ses erreurs, on les divinise ; on fait un dogme de ses torts, on change en religion des sacrilèges, et l’on se croirait apostat de renoncer au culte de ses iniquités. » (les « Mémoires d’outre-tombe » de Chateaubriand t. II, p. 327).
Par Hubert de MAXIMY